22 FEB 2020

François Gemenne : « Le changement climatique n’arrivera pas qu’aux autres »

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François Gemenne, chercheur spécialiste de la géopolitique du climat, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il était dans l’île en 2010 pour les besoins d’une étude sur la migration liée au changement climatique à Maurice et dans la région. Le chercheur belge revient dix ans plus tard, à l’invitation de la MCB, pour nous parler des faits scientifiques liés au climat.

Quelle a été l’évolution de la situation au cours des dix dernières années ?

J’ai envie de pointer deux évolutions importantes. D’une part, les indicateurs sur le changement climatique se sont considérablement dégradés. En matière d’action contre le changement climatique, cette décennie a été une décennie perdue. Par contre, ce qui me semble important aussi, c’est le basculement de l’opinion qui se produit depuis un ou deux ans. De plus en plus, les gens réalisent que le changement climatique n’est pas seulement un problème d’environnement, mais touche toutes les composantes de l’économie et de la société. C’est un basculement très important, et porteur de grands espoirs.

Donc, le scénario initial n’était pas assez catastrophique ?

Depuis 2014, les records de température sont battus année après année, et la hausse du niveau des mers s’est accélérée : nous avons dû revoir à la hausse tous les modèles, donc globalement, la dégradation a été importante. Heureusement, nous avons également fait des progrès importants en matière d’adaptation aux impacts du changement climatique.

Lors de vos recherches à Maurice il y a dix ans, vous avez dû consulter les représentants d’organismes publics, du secteur privé et même des citoyens affectés par le changement climatique. Sur une échelle de 1 à 10, quel était le niveau de prise de conscience des enjeux climatiques que vous aviez noté à l’époque ?

C’est difficile de donner une note globale, parce que le niveau de conscience était très différent selon l’expérience que les gens avaient des impacts du changement climatique. Les populations côtières étaient ainsi bien plus concernées — 8/10, je dirais — que celles de l’intérieur des terres. Les représentants des organismes publics étaient également sensibilisés au problème, mais parfois n’avaient pas une bonne maîtrise des enjeux, faute de données ou de formation. À l’époque, je n’avais pas beaucoup travaillé avec le secteur privé, raison pour laquelle je suis très heureux de pouvoir le faire aujourd’hui.

La communauté scientifique, dont vous faites partie, sait ce qu’il faut faire pour contenir la situation, mais le changement climatique reste quand même un sujet qui ne « parle » pas à la population, et ce malgré le fait que nous témoignons des effets du changement climatique tous les jours. À quoi attribuez-vous cela ?

En fait, cela s’explique assez facilement : les gens ont toujours l’impression que les principaux impacts du changement climatique se produiront ailleurs, ou dans le futur, et que ce ne sont pas eux qui seront touchés. Parce que le changement climatique est toujours décrit comme un phénomène global, et futur. La comparaison avec les risques liés au coronavirus, par exemple, est intéressante : en quelques jours, on a pris des mesures drastiques pour contenir l’épidémie, parce que les gens avaient peur de contracter eux-mêmes le virus. Pour le changement climatique, c’est différent : ça fait 30 ans qu’on tire la sonnette d’alarme, mais on a l’impression que cela n’arrivera qu’aux autres.

Mais justement à Maurice, ceux qui vivent dans des zones côtières ont fait l’expérience de la montée des eaux, ceux qui vivent de la pêche ont fait l’expérience d’une baisse dans la réserve de poisson, les opérateurs touristiques savent que la dégradation des plages, causée par leurs actions, menace la survie même de l’industrie, nous faisons tous actuellement face à des records de températures, etc. — pourquoi est-ce que cette causalité est difficile à comprendre dans l’équation climatique ?

Parce que nous n’avons pas la possibilité de faire directement l’expérience des conséquences de nos actions. Les impacts que subit Maurice aujourd’hui ne sont pas dus aux émissions actuelles de gaz à effet de serre des Mauriciens. Ils sont le résultat des émissions globales de gaz à effet de serre et de nos émissions passées, pas présentes. Il y a un décalage à la fois dans le temps et dans l’espace, qui fait que les gens ne peuvent pas relier leurs émissions présentes et individuelles de gaz à effet de serre aux impacts du changement climatique. Avec le coronavirus, vous savez que si vous êtes en contact avec quelqu’un qui est affecté du virus, vous risquez vous-même d’être affecté dans un futur immédiat. Avec les gaz à effet de serre, c’est très différent : nos émissions produiront des impacts globaux, et dans un futur lointain. Il n’y a pas de relation individualisée entre nos actions et leurs conséquences. Et malheureusement, on a souvent besoin de cette expérience pour agir.

Mais les décideurs, eux, n’ont aucune excuse. Et pourtant…

Et c’est pour la même raison : il n’y pas de lien entre les émissions de gaz à effet de serre produites par une génération et les impacts du changement climatique qui seront subis par cette génération — parce qu’il s’écoule environ 50 ans entre nos émissions de gaz à effet de serre et leurs effets. Et il n’y a pas non plus de relation entre les émissions produites par un pays et les impacts qui seront subis par ce pays — c’est la grande injustice géographique du changement climatique. Ça veut dire que les différents gouvernements ne doivent pas agir pour eux-mêmes, mais pour d’autres. Et c’est pour cela que ça bloque. Heureusement, les populations, de plus en plus, demandent à leurs gouvernements d’agir plus vite, et plus fort. Et beaucoup de ces gouvernements sont des gouvernements démocratiques : c’est très important, parce que ceux et celles qui se mobilisent aujourd’hui seront aussi des électeurs et électrices demain.

Quid des entreprises ? N’est-il pas de leur avantage d’essayer de changer la donne en changeant leurs pratiques et leurs procédés ?

Bien sûr. Mais le problème, c’est que beaucoup d’entreprises — et d’actionnaires ! — restent préoccupées exclusivement par le court terme, et ça les empêche d’investir dans l’avenir. Les entreprises qui seront gagnantes demain, qui seront leaders sur leur marché sont des entreprises qui changent la donne aujourd’hui, qui ont déjà commencé à transformer leurs pratiques et procédés, qui ont déjà anticipé l’avenir. Les autres seront condamnées à disparaître, mais ne s’en rendent parfois pas encore compte aujourd’hui.

Le rapport lancé lors de la conférence du 5 février explique que face à l’impératif de limiter le réchauffement climatique à 1,5° C, chaque pays doit fournir ses propres efforts afin de limiter ses propres émissions. Pour cela, il faut une politique nationale et une action concertée de tous les citoyens. Or, dans un monde qui se moque d’une Greta Thunberg au lieu de se focaliser sur son message, quelles sont les chances que cela arrive ?

Non seulement, chaque pays doit se mobiliser au niveau national, mais aussi au niveau international : aujourd’hui la coopération internationale sur ce sujet est en panne, alors qu’elle est plus nécessaire que jamais ! Ҫa implique une transformation radicale de notre modèle, et c’est pour cela que beaucoup vont tenter de s’y accrocher coûte que coûte, en essayant de décrédibiliser ceux qui portent cette transformation. Plus les choses vont bouger, plus Greta Thunberg devra subir d’attaques et de moqueries. Mais au final, c’est elle qui enterrera ses contempteurs, parce qu’elle a l’avenir devant elle, tandis que ses contempteurs n’ont que le passé derrière eux.

Êtes-vous optimiste ou plutôt pessimiste sur la probabilité que l’on arrive à contenir les émissions carbone pour limiter le réchauffement climatique ?

Aujourd’hui, on n’a plus le luxe de se poser cette question : il faut agir et tout faire pour y arriver ! Sur le pont du Titanic qui coulait, les passagers ne se demandaient pas s’ils étaient plutôt optimistes ou pessimistes quant à leurs chances de survie : ils essayaient d’attraper un canot de sauvetage et c’est tout ! C’est pareil avec le changement climatique, d’une certaine façon. Il faut accepter qu’on n’évitera pas tous les impacts, et qu’il faudra s’adapter. Mais aussi qu’il est encore temps d’éviter le pire, et qu’on doit tout faire pour y arriver.

On parle toujours du fameux « survival instinct » du plus fort. Or, c’est cette même survie qui est menacée avec le changement climatique. Peut-on y lire la promesse d’un sursaut ?

Aujourd’hui, le changement climatique menace surtout la survie des populations les plus vulnérables, et notamment des plus pauvres. Les plus riches, eux, trouveront toujours un moyen de s’adapter. C’est pour ça que le changement climatique est aussi une question morale, qui pose la question de notre rapport à l’autre, de notre responsabilité par rapport à l’autre. Et donc, notre sursaut ne doit pas uniquement être un sursaut psychologique, technologique ou économique : cela passera aussi par un sursaut de responsabilité, de valeurs.

L’une des difficultés du problème climatique est que les messages sont dispersés — d’un côté, on nous parle de pollution, de déchets, de plastique, d’émissions, de gaspillage, de montée des eaux, d’érosion, du besoin de manger moins de viande, de consommer moins, de recycler, de surcycler, de trier les déchets, des énergies renouvelables et ainsi de suite. En fait, le commun de mortels ne s’y retrouve plus. Pouvez-vous nous expliquer le lien entre tous ces « dos and don’ts » ?

C’est très vrai : on n’a jamais vraiment réfléchi à une stratégie de communication concertée sur le changement climatique, alors qu’il existe pourtant énormément de travaux sur le sujet ! Le résultat, c’est qu’il y a une multitude de messages qui circulent, très diversifiés, qui portent chacun leur part de vérité, mais qui peuvent parfois apparaître contradictoires : tantôt on maximise le problème, tantôt on minimise les solutions… Donc, les gens ont parfois l’impression d’être devant une montagne infranchissable, ou de ne pas avoir tous les leviers en main… Ce qui me paraît vraiment important, c’est de voir non seulement ce que nous pouvons faire chacun de notre côté, mais aussi ce que nous pouvons faire ensemble.

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